August 29, 2024
Suprêmement habile, le premier ministre indien joue admirablement avec les présupposés idéologiques de ses interlocuteurs occidentaux afin de promouvoir l’Inde au sein de l’écosystème numérique global. Encore faut-il savoir lire entre les mots afin de décrypter au-delà du néant des discours d’usage, l’être singulier qu’est Narendra Modi. En visite en France à l’occasion du 14 juillet, le Premier ministre indien a préconisé la mise en place d’une coopération approfondie dans le domaine de l’hydrogène vert, de l’intelligence artificielle, de la cybersécurité et des semi-conducteurs. Une façon pour lui de proposer les services de l’Inde qui a connu des avancées spectaculaires dans ce domaine. La contrepartie à cette fourniture d’ingénierie à bas coût est double : d’une part, l’extension du système de paiement indien UPI en France, concurremment à SWIFT, d’autre part, l’approfondissement de la coopération pétrolière entre Indian oil et Total. L’on se souvient à cet égard que les sanctions à l’encontre du pétrole et du gaz russe avaient été contournées par l’Inde qui avait vendu à l’Union européenne du pétrole russe surtaxé afin que l’Occident puisse assurer ses approvisionnements énergétiques en l’absence d’alternative viable.
Début septembre, Modi a distillé habilement à la presse japonaise sa propre vision du monde. A l’image du village global, rassemblant les connectés en un même lieu virtuel, Modi oppose son slogan Vasudhaiva Kutumbakam, le monde est une famille. Pour Modi, cette famille universelle transcende les idéologies. Une façon peut-être de souligner l’importance d’une réalité naturelle structurante, à l’heure de sa prétendue réinvention. A ses yeux, la protection de l’environnement passe nécessairement par la recherche d’une amélioration de la condition humaine, l’homme étant une composante de la nature.De son point de vue, l’ordre mondial post-pandémique est marqué par trois changements structurants : en premier lieu, les sociétés ont compris l’importance de centrer leur attention sur l’homme au détriment du bénéfice économique. En second lieu, les chaînes d’approvisionnements résilientes et fiables ont montré leur importance capitale pour la survie de l’humanité. L’on se souvient en effet de la spéculation opérée par les trois compagnies monopolisant le transport maritime des containers au détriment des acteurs locaux. La troisième rupture est celle de l’accélération du multilatéralisme. L’Inde ne joue-t’-elle pas à la fois sur la présidence du G20, son appartenance aux BRICS et sur rôle moteur dans le mouvement du Sud Global ? Pour l’Inde, ce Sud Global ne peut être considéré comme res nullius par le discours mainstream. Ce positionnement est intéressant car les années à venir marqueront le retour de la diplomatie parmi les Nations capables d’entretenir un dialogue avec les acteurs antagonistes qui se partagent le monde.
Modi va plus loin encore, il préconise la refonte des institutions internationales en expliquant que l’Inde est une civilisation qui joue historiquement un rôle de catalyseur. L’on se souvient par exemple que « c’est à la cour des rois indo-grecs du Pendjâb que s’établit la curieuse association du bouddhisme et de l’hellénisme, association qui allait donner naissance à l’art gréco-bouddhique, destiné à renouveler les arts de l’Asie centrale et orientale tout entière »[1]. Rappelant le rôle joué par l’Hindouisme, il note que les discours environnementalistes ne font qu’amplifier un axiome religieux spécifiquement indien en vertu duquel l’homme doit s’anéantir dans la nature. L’on se souvient à cet égard que les indianistes français, emportés par la mystique vitaliste de la fin du XIXesiècle avaient célébré en leur temps le « pullulement infini » de la vie indienne et la puissance de fécondation de ce pays[2].Toutefois pour Modi, l’Inde ne sera au premier rang dans la protection de l’environnement qu’à une condition : que la transition verte soit assortie de justes transferts financiers et technologiques pour les pays émergents. C’est ici condamner à mi-mot un écologisme se contentant d’exporter la pollution européenne en Inde afin de satisfaire l’inextinguible aspiration au confort des sur-consommateurs occidentaux. Or, une autre voie est possible : l’Inde peut représenter un catalyseur de progrès pour les temps à venir, elle peut faire dévier les comportements[3].Se substituant à l’Athènes antique dont les héritiers ont sombré dans la ploutocratie, l’Inde n’est-elle pas aux yeux de Modi, la mère de la démocratie. Alors que le sous-continent est marqué par l’essor d'un nationalisme et la permanence des distinctions héréditaires, il est présenté par son chef comme un modèle de diversité prêt à proposer son expérience au monde. Une façon pour le Premier Ministre indien de jouer avec les lieux communs afin d’affirmer son rôle sur la scène internationale. Modi se pose avec quelques accents shakespeariens, en pacificateur d’un monde semblable à la cité de Vérone empoisonnée par les divisions. Il se plait à souhaiter à haute voix, la fin de l’isolement géopolitique pour la nation qu’il incarne. Cette soif d’intégration ne serait pas compréhensible si l’on oubliait que l’Inde se présente historiquement comme un isolat fécond : cette civilisation s’est longtemps tenue « à l’écart des grandes voies humaines derrière la barrière montagneuse la plus impénétrable de l’ancien monde, isolée encore parses côtes d’accès difficile pour qui vient de mer comme pour qui vient de l’arrière-pays »[4].Face au technologisme desséché des civilisations mortes, Modi invite ses interlocuteurs à découvrir derrière ses discours un autre monde singulier et vivant, aspirant à devenir autre chose qu’un vaste atelier silencieux.
[1] René GROUSSET, Histoire de l’Asie, PUF, Paris,1944
[2] Sylvain LEVY, L’Inde et le monde, Honoré Champion,1928, p. 8-10
[3] “we have also nudged the world with Lifestylesfor Sustainable Environment”
[4] Gaston COURTILLIER, Les anciennes civilisationsde l’Inde, Paris, Armand Colin,1930, 183 p. 8