L’électrolyse monétaire du monde

ecrit Par

Thomas Flichy de la Neuville

Professeur de géopolitique, Habilité à diriger des recherches

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August 29, 2024

Ecrit le 28 Août 2023  

     Pour anticiper le futur équilibre des puissances, il n’est nul besoin de sonder les entrailles des conflits en cours, tant les affrontements géopolitiques, représentent un passé déjà mort, la dernière écume d’une tempête presque apaisée, les débris ordinaires d’une opération d’influence ayant échoué. Il est beaucoup plus intéressant de se pencher sur les rapports de force entre réseaux méta-bancaires concurrents tant il est vrai que les banquiers précèdent ordinairement les hommes d’État. Ceci n'est pas sans risque : « la plupart de ces hommes sont si contigus à la politique, qu’ils finissent par s’en mêler, et leurs fortunes y succombent » [1] . Toujours est-il que l’extension d’un réseau méta-bancaire doit être examinée avec soin. Cette extension souterraine et discrète précède en effet les basculements monétaires officiels qui ont un temps de retard sur les équilibres géopolitiques : en 1945, la Grande-Bretagne vit son rang géopolitique s’effondrer par rapport à celui de l’avant-guerre, pourtant, ce n’est qu’en 1949, que la livre sterling connut une dévaluation de 30,5%.

     Au début des années deux mille, les membres du Nouvel Empire Mongol eurent quelques velléités de jouer l’euro contre le dollar. Cette idée fut abandonnée une décennie plus tard : en 2013, les BRICS décidèrent en effet de mettre en place leur propre système de paiement. Cette révolution fut menée à bout en l’espace d’une décennie en trois étapes clef : en 2017 l'Inde, la Russie et la Chine interconnectèrent leurs systèmes numériques de télé-compensation des transactions financières grâce à deux outils : le China international payment system et l’outil russe Système de transfert de messages financiers tout en ménageant délicatement les intérêts concurrents de SWIFT. Dans un second temps, leurs systèmes monétiques furent connectés grâce à trois outils : UnionPay pour la Chine, MIR pour la Russie et UPI pour l’Inde. En troisième lieu, les BRICS lancèrent leurs propres cryptomonnaies : en mars 2023, l’Inde testa sa monnaie nationale digitale, la roupie numérique, dans 15 villes importantes du pays et signa un accord avec les Émirats Arabes Unis pour travailler au développement d’une monnaie fiduciaire. Dès juillet 2023 les Chinois purent effectuer des transactions avec le yuan numérique. Enfin, la Russie lança le 15 août dernier la première phase d'essai d'un rouble numérique basé sur la technologie blockchain. C’est ainsi que les réseaux de télé-compensation, de transfert monétique et d’échange de cryptomonnaies se sont unis pour constituer le nerf sciatique de l’économie des BRICS. Ce système digital va être étendu aux nouveaux adhérents au club.

     Une opération d’électrolyse monétaire est donc en train de s’opérer sous nos yeux. Celle-ci constitue le moteur avancé du splinternet. Elle va progressivement séparer les réseaux concurrents tout en accroissant la cohérence interne aux zones géoéconomiques. Il en résultera une lutte interne au nouvel empire mongol et au camp des républiques océaniques marchandes pour déterminer quel acteur monétaire aura la prééminence. Quant aux opérations militaires négligeant la réalité de ce nouveau maillage, elles seront promises, comme toujours à l’échec. Depuis son exil, le Duc d’Otrante attribuait la chute de Bonaparte à son mépris pour les questions monétaires et à son horreur pour les banquiers. Il écrivait dans ses Mémoires : l’Empereur « ne pouvait soutenir l'idée de ces fortunes subites et si colossales ; on dit qu'il craignait d'y rester asservi » [2] . C’était oublier peut-être que ces fortunes lui avaient prêté le pouvoir au soir du 18 Brumaire. Fallait-il s’étonner qu’elles le reprissent un jour ?

Thomas Flichy de la Neuville

[1] Honoré de Balzac, La maison Nucingen, op. cit., p. 29

[2] Joseph Fouché, Mémoires, tome 1, Paris, 1824, p. 189

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