Le moteur géoéconomique de l’Asie du Nord tournera t’il toujours au ralenti ?

ecrit Par

Thomas Flichy de la Neuville

Professeur de géopolitique, Habilité à diriger des recherches

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August 29, 2024

Ecrit le 03 septembre

    Conquête tardive de la Russie, l’Asie du Nord forme le faîte géopolitique du plus massif des continents [1] . Que cet espace constitue l’arrière-pays d’une puissance européenne de premier rang ne le prive pas pour autant de singularité géopolitique. Pour s’attacher cet immense réservoir de ressources, la Russie a tenté d’y implanter une force motrice rattachée à son moteur économique moscovite principal. C’était une façon pour elle d’éviter le pillage de ces contrées par un concurrent oriental. Toutefois, la force motrice sibérienne ne devait pas être telle, qu’elle permette l’autonomisation de cette gigantesque périphérie travaillée périodiquement par le régionalisme. Voici la double raison pour laquelle a été conçu un moteur économique tournant au ralenti dans l’Extrême-Orient russe. Ce cadre historique structurant doit être examiné avec soin si l’on veut anticiper le rôle nouveau que pourrait jouer la Sibérie, à la suite de l’europa clausum.

Les immenses potentialités agricoles et minières de l’Asie du Nord

     La Sibérie s’étend sur une surface de 13,1 millions de kilomètres carrés. Elle se présente comme un espace à la fois immense et peu peuplé. La vie agricole s’y est organisée dès l’âge magdalénien autour de l’élevage du renne.

« En effet, le renne est le seul grand herbivore à avoir pu s'adapter aux conditions extrêmes de la toundra où il vit en troupeau : capable, pendant les longs mois d'hiver de gratter du sabot l'épais tapis de neige pour atteindre de maigres touffes de végétaux, seule source de nourriture. Dans cet environnement extrême qui oblige au nomadisme, de véritables cultures du renne sont nées de la rencontre de l'espèce animale et de l'espèce humaine »  [2]

     Il n’en reste pas moins que la frange méridionale de la Sibérie est très attrayante pour le cultivateur [3]. D’où la ruée des paysans russes vers ces 12 millions de km2 de terres à la fin du XIXe siècle :

« Au sortir de l'Oural, une fois passée cette ligne de faille d'environ 150 m (duplicata sibérien de la Fall line appalachienne), c'était un véritable océan de terres qui fuyait à l'horizon. Le lœss le recouvrait en couche ininterrompue, jusqu'aux abords de l'Ienisseï, et répétait fidèlement, au-delà de l'Oural, les horizons familiers au paysan russe d'Europe » . [4]

     Outre les potentialités agricoles, le plateau central de Sibérie centrale est extrêmement riche en minéraux tels que l’or, le diamant, le manganèse, le plomb, le zinc, le nickel, le cobalt et le molybdène. La région constitue une grande province magmatique. L'éruption massive à l'origine de cette formation coïncide à peu près avec l'extinction massive de la fin du Permien. Cet événement volcanique est considéré comme l'éruption volcanique la plus puissante de l'histoire qu'ait connue la planète. Or l’exploitation de ces ressources a été retardée par l’orientation sud-nord des fleuves sibériens, perpendiculairement aux voies de pénétration Ouest-Est.

Mise en valeur tardive de la Sibérie et tentations autonomistes

     La conquête de la Sibérie a été effectuée par la Russie en l’espace d’un demi-siècle. En 1600, « les Russes, au-delà de l'Oural, s'installent solidement en Sibérie occidentale. En 1648, un demi-siècle plus tard, ils apparaissent sur les rivages du Pacifique et explorent la pointe extrême de l'Asie, au détroit qui prendra plus tard le nom de Behring. En 1689, ils signent avec les Chinois le traité de Nerchinsk qui fixe au sud-est la frontière pour près de deux siècles. Dès le milieu du XVIIe siècle, la Sibérie tout entière est tombée dans les mains des Russes. Or le profit principal que l’empire russe tire de cette conquête est la fourrure : 1'or mou, essentiellement la zibeline » [5]. Le fait qui frappe le plus, lorsqu'on suit cette progression rapide, c'est le petit nombre des conquérants : « la fameuse armée de Ermak elle-même, qui a donné le signal de la conquête, comptait environ 800 hommes » [6]. Ce faible nombre d’homme rend la domination politique très légère au XVIIIe siècle. Pour Cordier de Launay, les peuples reculés de Sibérie s’aperçoivent à peine qu’ils ont un dominateur. Il écrit :

« Le plus grand nombre ignore jusqu'au nom du souverain résidant à Saint-Pétersbourg. Sans le léger tribut de fourrures que chaque individu est tenu d'apporter au comptoir de perception, il ne saurait pas qu'il a un maître. Les hordes encore un peu puissantes, telles que les hordes Toungouses, Baskhires, Kirguises, Kalmoukes, sont en partie ou en totalité gouvernées par leurs Khans » [7]

A la fin du XVIIIe siècle, les frontières sibériennes s’immobilisent et le gouvernement finit par s'en désintéresser.

« Occupé à refouler l'Empire Ottoman en Europe, à se frayer la route des Détroits et de la Mer Noire, ou à conquérir les territoires polonais, le gouvernement tsariste délaisse un territoire sibérien, qui, à l'exception de la route commerciale de Kjahta en direction d'Urga et de la Chine, ne représente guère qu'un vaste cul-de-sac, fermé au sud par des peuples musulmans tour à tour hostiles ou menaçants, et à l'est par une Chine mal contenue depuis le traité de Nerchinsk »  . [8]

     Conquise par une infime minorité, la Sibérie est rapidement délaissée par la Russie. Il n’est pas étonnant dans ces circonstances, que les administrateurs de cet immense territoire soient tentés par l’autonomisme. Le mouvement autonomiste sibérien est porté par l’aristocratie libérale russe transplantée dans les espaces illimités de Russie orientale. Ce mouvement est issu de personnalités éclairées s’intéressant de près aux peuples qu’ils ont sous leur protection. Le mouvement autonomiste voit le jour en Sibérie dans les années 1860. Les membres de ce mouvement, perçoivent avec une acuité particulière les vices du pouvoir centraliste rigide de l'Empire qui se comporte envers cette immense marche asiatique comme envers une véritable colonie. L’une des figures majeures du mouvement régionaliste est celle de Grégoire Potanin (1835-1920) qui entretient des rapports privilégiés avec l’intelligentsia kazakhe. Face aux velléités autonomistes le développement économique de la Sibérie représente presque un danger pour Moscou.

     Ainsi, malgré ses ressources agricoles et minières gigantesques, la Sibérie est délaissée lorsque la Russie concentre ses regards sur l’Occident et prend à l’inverse une importance stratégique lorsque des tensions apparaissent avec l’Europe. L’histoire de l’Asie du Nord entre le XVIIe siècle et nos jours témoigne de cet éternel mouvement de balancier. Or la configuration géoéconomique du monde a été radicalement modifiée au cours de ces dernières années : l’Europe s’est fermée à la Russie, le centre de gravité géoéconomique de la planète s’est déplacé en Asie, qui plus est, le nouveau paradigme de la puissance est moins la maîtrise des flux maritimes que celui des communications numériques. Dans ce contexte, la Russie n’a d’autre choix que de créer un moteur économique de premier rang en Asie du Nord, à proximité immédiate de ses ressources mais également d’un océan arctique désormais plus navigable. Ce mouvement de duplication du cœur économique de la Russie est actuellement bloqué par la guerre en Ukraine. S’il tarde trop, les ressources de l’Asie du Nord profiteront aux moteurs asiatiques du sud, en plein essor. Ces derniers sont d’autant plus dangereux pour la Russie qu’ils sont devenus entre temps ses alliés.

Thomas Flichy de la Neuville

[1] RenéGrousset, Histoire de l’Asie, 1944.

[2] Francine David, Claudine Karlin, « Hier et aujourd'hui : des cultures du renne ? », Revue archéologique de Picardie. Numéro spécial 21, 2003, Sens dessus dessous. La recherche du sens en Préhistoire. Recueil d'études offert à Jean Leclerc et Claude Masset, p. 283-295.

[3] Roger Portal, « Les Russes en Sibérie au XVIIe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 5 N°1, Janvier-mars 1958, p.5-38.

[4] François-Xavier Coquin, «Le peuplement paysan de la Sibérie(1890-1939)», Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 4N°1, Janvier-mars 1957, p. 64-80.

[5] RogerPortal, « Les Russes en Sibérie au XVIIe siècle, Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 5 N°1, Janvier-mars 1958, p.5-38.

[6] RogerPortal, « Les Russes en Sibérie au XVIIe siècle, Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 5 N°1, Janvier-mars 1958, p.5-38.

[7] Cordierde Launay, Tableau topographique et politique de la Sibérie, de la Chine, de la zone moyenne Asie et du nord de l’Amérique, Berlin, 1806.

[8]François-Xavier Coquin, «Aperçus sur le peuplement de la Sibérie au XIXesiècle», Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 7, n°4,Octobre-Décembre 1966, p. 564-580.

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