September 3, 2023
Ecrit le 19 juin 2023
Au sein du vaste continent asiatique, plusieurs conflits s’expliquent par le caractère gémellaire des antagonistes. Les tensions géopolitiques les plus violentes s’expliquent en effet pour une raison simple :les opposants sont des jumeaux. Entre deux jumeaux les relations oscillententre la fusion et l’assassinat. Les couples de jumeaux fonctionnent comme des dyades faisant de l’un le complément mais aussi l’opposé de l’autre[1]. Larelation gémellaire est donc profondément ambivalente. Elle se manifeste la plupart du temps par « une rivalité orale dévoratrice »[2] pouvant aller jusqu’à une menace de meurtre[3] :Jacob et Ésaü passent leur vie à se supplanter l’un l’autre[4],Romulus tue Rémus, quant à Narcisse, il finit par se noyer en tâchant de retrouver dans ses propres traits, ceux de sa sœur jumelle. Les jumeaux terrestres règlent leur comportement sur celui d’un couple de jumeaux célestes : Hypnos et Thanatos. Or ces rapports ambivalents peuvent être transposé à la vie des États. Quatre dyades géopolitiques asiatiques en témoignent.
La première est celle qui unit la Russie et l’Ukraine. Nicolas Gogol écrit à leur sujet : « Le Russe et le Petit-Russien sont des jumeaux qui se complètent, frères et également forts. Accorder la préférenceà l'un plutôt qu'à l'autre est impossible ». Il est vrai que Moscou et Kiev sont consanguins :
« Le premier héritage commun est la brillante civilisation russienne, cette architecture des dix mille églises d'avant l'invasion mongole, ces monastères, psautiers enluminés, l'Évangéliaire ďOstromir calligraphié en 1056-1057, l'énorme production de livres sacrés dont l'académicien Lihačev s'est fait, avec ses élèves, l'historien. C'est sans doute de la prise de Kiev par les Tatars en 1240 que date la différenciation de l'Ukraine future »[5].
Consciente de cette gémellité, la Russie accuse la nourrice occidentale d’avoir élevé l’Ukraine, son clone afin qu’il assassine son frère jumeau plus tard. Toujours est-il que les plus grands lettrés ukrainiens sont biculturels.
La seconde dyade qui mérite attention est celle qui unit la Chine à ses périphéries maritimes. Ancien village dédié à la pêche, la culture de perles et l’exportation du sel, Hong Kong est devenuen un siècle et demi un port de commerce et militaire majeur traitant un tiers des mouvements de capitaux étrangers en Chine. Cet emplacement a été soigneusement choisi par la Compagnie britannique des Indes orientales, permettant à ce jumeau libéral et miniature de la Chine de se développer dès le début du XVIIIe siècle. Toutefois, l’essor véritable de Hong-Kong date du XIXesiècle. Hong-Kong est rétrocédé à la Chine en 1997 qui en devient le jumeau parasite. A compter de 2000, les villes les plus avancées de Chine rattrapent Hong-Kong, qui n’est plus en mesure d’afficher sa supériorité. Notons qu’Hong-Kong, comptait un jumeau fantôme, le territoire français du Kouang-Che-Wan.Ce dernier étant resté à l’état d’ébauche fut intégré à la Chine en 1945[6].Mais aujourd’hui, c’est naturellement Taïwan qui incarne le jumeau occidentalde l’Empire du Milieu.
La troisième dyade lie la Corée du Nord à celle du Sud. La péninsule coréenne se présente comme un espace hautement convoité, dont l’intérêt stratégique est à l’origine de fractures intérieures. Véritable pont entre la Chine et le Japon, la Corée fut très tôt soumise à des forces extérieures antagonistes influant sur le destin des royaumes qui la constituaient. C’est ainsi que le royaume du Koguryo aunord, s’opposa à celui de Baekje au sud-ouest. Le royaume du Koguryŏ se constitua avant le IIe siècle av. J.-C. sous la forme d'une cité fortifiée dans le nord de la péninsule. De son côté, le royaume de Baekje se structura au sud-ouest de la Corée, au sein de la confédération de Mahan, en tirant profit de la fertilité du bassin de la rivière Han où il était installé. Espace géopolitique tampon, la Corée est capable de surmonter ses divisions : aussi, la Corée du Nord n’est-elle pas toujours présentée comme un double malfaisant de celle du Sud.
« L’idée de complémentarité entre les deux Corées est présente depuis longtemps dans l’expression traditionnelle namnampungnyŏ, qui suggère que le couple coréen idéal est celui que forment un homme du Sud (namnam) et une femme du Nord (pungnyŏ) »[7]
En raison des forces contradictoires qui agissent sur elle, la péninsule coréennese présente ainsi comme un espace très convoité. Toutefois, ces tensions entre les faux-jumeaux Coréens ne doivent pas masquer les discrètes forces centrifuges qui tendent à les rapprocher. Cette nouvelle donne échappe souvent aux observateurs dans la mesure où la Corée est représentée par un ailleurs, un espace marginal dans notre imaginaire, alors qu’il occupe une position géopolitique centrale en Asie[8].
La quatrième dyade lie enfin Israël et la Perse qui se présentent comme deux îles créatrices jumelles. Ces dernières ont largement rayonné sur le monde par leur poésie. Même si elles revendiquent l’une et l’autre une culture à la fois ancienne et singulière, celle-ci est le produit d’un métissage très ancien entre Orient et Occident. Les tendances à la fusion entre les communautés mais aussi à la destruction d’autrui est admirablement illustrée par le livred’Esther. Au sein de cette dyade, l’unité intérieure est toujours fragile, d’où l’intérêt de désigner un ennemi extérieur. Cet ennemi, c’est le jumeau, le double créatif.
L’espace géopolitique asiatique est ainsi marqué par quatre grandes dyades antagonistes. Celles-ci sont inégales d’un point de vue territorial, les jumeaux du nouvel empire mongol étant plus vaste que leurs frères siamois. Toutefois, aussi violentes soient elles, ces oppositions cachent souvent une aspiration secrète à la fusion. D’où l’intérêt de n’écarter aucune hypothèse. Qui émet aujourd’hui celle d’un futur condominiumsino-américain sur le monde ?
Thomas Flichy de la Neuville
[1] Anne-MariePaul, « Gemellité et inhibition intellectuelle : construction d’un espace depensée séparé en psychothérapie psychanalytique de l’enfant », La psychiatrie de l'enfant, vol. 60, no. 2, 2017, p. 271-282.
[2] Anne-MariePaul, op. cit., p. 271-282.
[3]Alfred Adler, « Les Jumeaux sont rois », L'Homme, 1973, tome13 n°1-2. Études d'anthropologie politique, p. 167-192.
[4] Selonla Bible, Jacob, cadet d’une grossesse gémellaire, est le fils préféré de samère Rébecca. Il dérobe à son instigation la bénédiction que son père destinait à son frère Ésaü, dont il avait déjà obtenu le droit d'aînesse. Selon l'ordrede sa mère Rebecca, Jacob se réfugie chez son oncle Laban car son frère Esaücherche à le faire mourir.
[5]Georges Nivat, « Kiev et Moscou : Mythe ou héritage à partager ? », Cahiersdu monde russe : Russie, Empire russe, Union soviétique, États indépendants,vol. 36, n°4, Octobre-décembre 1995. L'Ukraine ancienne et nouvelle Réflexionssur le passé culturel et le présent politique de l'Ukraine, p. 471-480.
[6] KévinSeivert, « Les débuts du territoire français de Kouang-Tchéou-Wan, Carnetsde voyage du médecin de la Marine Charles Broquet (décembre 1899-mai 1901) », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, N°124, 2017, p. 113-134.
[7] Alorsque la Corée du Sud s’est partiellement métissée, celle du nord incarne encorela pureté ethnique.
[8] Frédéric Boulesteix, « La Corée, un Orient autrement extrême », Revue de littérature comparée 2001/1 (No 297), p. 94