September 3, 2023
Ecrit le 19 juin 2023
Les fonds d’investissements détenus par un État sont estimés à une centaine dans le monde, toutefois 80 %d’entre eux sont localisés sur le continent asiatique. Abondés par les excédents d’un pays donné, ils investissent en général ce surplus de liquidité dans des actifs étrangers de façon à capitaliser dans la longue durée. Même si leur origine remonte au milieu du XIXe siècle[1], ces fonds se sont multipliés au moment précis où l’économie mondiale accélérait sa dérèglementation. Ils matérialisent ainsi la réaction des États à l’effacement des frontières prôné par les instances de gouvernance internationale. Les deux-tiers d’entre eux sont constitués sur la base d’un excédent en matière première[2]. Si les fonds souverains visent essentiellement à optimiser leur surplus de liquidités[3], et se prétendent neutres, ils peuvent être utilisés à des fins d’influence géopolitiques. Ces dernières peuvent prendre plusieurs formes qu’il s’agisse d’une OPA[4] afin de s’emparer d’une entreprise stratégique concurrente ou du rachat d’un actif à haute valeur ajoutée comme celui d’une façade maritime[5]. La plupart du temps, ces opérations d’influence sont effectuées dans la plus grande discrétion, en effet, les fonds souverains n’ont aucun intérêt à dévoiler la stratégie de leurs donneurs d’ordre, aussi ne communiquent-ils le moins possible sur la répartition de leurs actifs.
« Si les fonds souverains visent essentiellement à optimiser leur surplus de liquidités, et se prétendent neutres, ils peuvent être utilisés à des fins d’influence géopolitiques. »
L’on note toutefois que la bi-mondialisation en cours infléchit singulièrement la stratégie des fonds souverains asiatiques :d’une indépendance croissante vis-à-vis des Etats-Unis, l’Arabie Saoudite investit - par le biais de ses fonds souverains - en Jordanie, Irak et Oman et se tourne résolument vers la Chine. De son côté, le fonds du bien être national russe s’est détourné du dollar et de l’euro pour se concentrer sur l’or et le yuan. Quant au fonds souverain iranien, créé au moment où les capitaux occidentaux désertaient ce pays, il investit actuellement dans un métal stratégique : le cuivre. Les fonds d’État russe, chinois et iranien ont donc été utilisés comme les vecteurs d’un rapprochement géoéconomique au sein du Nouvel Empire Mongol.
A l’inverse, le fonds souverain norvégien vient de financer l’ouverture d’une vaste zone océanique afin d’extraire des fonds marins les métaux rares nécessaires à la fabrication de batteries. Une façon de rendre la Norvège moins dépendante du quasi-monopole chinois dans ce domaine en jouant sur un avantage naturel, celui de son riche domaine maritime. L’orientation océanique du fonds souverain norvégien n’a rien d’étonnant : tournée vers la mer dès le haut moyen-âge, la Norvège, qui a colonisé l’Angleterre au début du XIe siècle, a eu soin de se garder comme elle à l’écart de l’Union Européenne en tâchant de préserver une certaine forme d’indépendance face à l’OTAN[6]. Toutefois, la bipolarisation accélérée force la Norvège à donner des gages aux Etats-Unis face à la Chine[7]. De leur côté, les fonds souverains japonais inscrivent leur action dans une histoire marquée par une relation très étroite entre la banque et l’industrie mais aussi par un réseau de partenaires anciens dans la zone pacifique. Entre 1897 et 1945, l’ensemble du réseau bancaire de Taïwan fut structuré par le Japon[8]. Dans ce contexte, l’on ne saurait s’étonner que les fonds souverains japonais s’intéressent de près aux usines taïwanaises produisant les semi-conducteurs.
« Les fonds souverains asiatiques évaluent avec soin le risque de basculement intégral dans une seule et même aire géopolitique. »
Naturellement, les fonds souverains asiatiques évaluent avec soin le risque de basculement intégral dans une seule et même aire géopolitique. L’on note ainsi que le fonds coréen National Pension Service maintient soigneusement ses liens avec Hillhouse capital of China. Malgré son appartenance à l’arc océanique sous contrôle géopolitique américain, la Corée du Sud est en effet consciente que la Chine, seul pays au monde à conserver des relations très étroites avec les deux Corées, maintient une savante politique d’équilibre dans cette zone. Tout en préservant l’apparence de la neutralité, les fonds souverains sont néanmoins en train de jouer un rôle discret mais actif dans la lente duplication des réseaux énergétiques, numériques et monétaires, caractéristique de la bi-mondialisation. Leur rôle d’impulsion devra être suivi avec attention, si l’on souhaite pouvoir anticiper les points de tension à venir de l’opposition entre les blocs sur le continent asiatique.
Thomas Flichy de la Neuville
[1] « En 1847, le tsar Nicolas Ier ,qui a bénéficié d’importantes rentrées d’argent en provenance de France, par suite des importations françaises de blé russe pour compenser des récoltes particulièrement mauvaises en France, achète, en retour, pour la même somme de50 millions de francs-or, des rentes sur l’État français. Il ne s’agit évidemment pas d’un fonds souverain au sens d’aujourd’hui ; il s’agit des fonds d’un souverain mais issus, comme les fonds souverains d’aujourd’hui, des excédents d’exportation » Jean Matouk, « De la souveraineté financière »,Revue d'économie financière, Hors-série, 2009, p. 61-72.
[2] Il s’agit en général du pétrole.
[3] Les éléments de communication d’Abu Dhabi investment authority en témoignent :pour ce fond gérant 708 milliards de dollars « Les décisions du fonds souverain se basent uniquement sur la recherche d'une rentabilité financière à long terme. Une fois investi, il reste passif et n'intervient pas au sein de la direction des entreprises dont il a acquis une partie du capital ». Dans une lettre datée de mars 2008 et adressée à plusieurs États, le gouvernement d'Abou Dabi a affirmé qu'il s'était engagé à ne jamais utiliser ses fonds comme des outils de pression politique.
[4] En2005, la compagnie chinoise CNOOC tente une OPA sur la compagnie pétrolière américaine UNOCAL.
[5] En2006, l’entreprise publique Dubaï Ports World tente de racheter à P&O six ports de la côte Est des Etats-Unis.
[6] En2021, La Norvège, membre de l’OTAN, avait demandé à l’alliance militaire dirigée par les États-Unis de ne pas s’approcher de sa zone frontalière avec la Russie, affirmant que les forces armées du pays se chargeront de cette région stratégique.
[7] Le plus gros navire de guerre jamais construit, le porte-avions américain USS Gerald R. Ford, est arrivé à Oslo le 24 mai 2023pour une escale dénoncée par la Russie voisine.
[8] En mars 1899 fut promulguée la loi d'aide à la Banque de Taiwan, selon laquelle le gouvernement japonais prenait en charge 1 million de yen sur les 5 millions de capital, et ne percevait pas de rémunération du capital pendant cinq années suivant la création.